D'aucuns
m'ont interrogé sur la vraie pauvreté et sur ce qu'il faut entendre
par un homme pauvre. Je vais maintenant leur répondre.
L'évêque
Albert dit: «Est un homme pauvre celui qui ne peut se contenter de
toutes les choses que Dieu a jamais créées», et cela est bien dit.
Mais nous allons encore plus loin et situons la pauvreté à un
niveau bien plus élevé. Est un homme pauvre celui qui ne veut rien,
ne sait rien et ne possède rien. Je vais vous parler de ces trois
points et vous prie, par amour de Dieu, d'essayer de comprendre cette
vérité, si cela vous est possible. Mais si vous ne la comprenez
pas, n'en soyez pas troublés car je parlerai d'un aspect de la
vérité que très peu de gens, même profonds, sont en mesure de
comprendre.
Nous
dirons d'abord qu'un homme pauvre est celui qui ne veut rien. Bien
des gens ne comprennent pas véritablement ce sens. Ce sont ceux qui
s'adonnent à des pénitences et à des pratiques extérieures,
performances qu'ils tiennent néanmoins pour considérables, alors
qu'ils ne font que s'autoglorifier. Que Dieu en ait pitié de si peu
connaître la vérité divine ! Ils sont tenus pour saints,
d'après leurs apparences extérieures, mais au dedans ce sont des
ânes qui ne saisissent pas le véritable sens de la divine vérité.
Ces gens disent bien que pauvre est celui qui ne veut rien, mais
selon l'interprétation qu'ils donnent à ces mots, l'homme devrait
vivre en s'efforçant de ne plus avoir de volonté propre et tendre à
accomplir la volonté de Dieu. Ce sont là des gens bien intentionnés
et nous sommes prêts à les louer. Dieu, dans sa miséricorde, leur
accordera sans doute le royaume des cieux, mais, je dis moi, par la
vérité divine, que ces gens ne sont pas, même de loin, de vrais
pauvres. Ils passent pour éminents aux yeux de ceux qui ne
connaissent rien de mieux, cependant ce sont des ânes qui
n'entendent rien de la vérité divine. Leurs bonnes intentions leur
vaudront sans doute le royaume des cieux, mais de cette pauvreté
dont nous voulons maintenant parler, ils ne connaissent rien.
Si
on me demandait ce qu'il faut entendre par un homme pauvre qui ne
veut rien, je répondrais: aussi longtemps qu'un homme veut encore
quelque chose, même si cela est d'accomplir la volonté toute chère
de Dieu, il ne possède pas la pauvreté dont nous voulons parler.
Cet
homme a encore une volonté: accomplir celle de Dieu, ce qui n'est
pas la vraie pauvreté. En effet, la véritable pauvreté est libre
de toute volonté personnelle et pour la vivre, l'homme doit se
saisir tel qu'il était lorsqu'il n'était pas. Je vous le dis, par
l'éternelle vérité: aussi longtemps que vous avez encore la soif
d'accomplir la volonté de Dieu, et le désir de l'éternité de
Dieu, vous n'êtes pas véritablement pauvre, car seul est
véritablement pauvre celui qui ne veut rien et ne désire rien.
Quand
j'étais dans ma propre cause, je n'avais pas de Dieu et j'étais
cause de moi-même, alors je ne voulais rien, je ne désirais rien
car j'étais un être libre et me connaissais moi-même selon la
vérité dont je jouissais. Là, je me voulais moi-même et ne
voulais rien d'autre, car ce que je voulais je l'étais, et ce que
j'étais je le voulais. J'étais libre de Dieu et de toute chose.
Mais lorsque par ma libre volonté j'assumais ma nature créée,
alors Dieu est apparu, car avant que ne fussent les créatures, Dieu
n'était pas Dieu, il était ce qu'il était. Mais lorsque furent les
créatures, Dieu n'a plus été Dieu en lui-même, mais Dieu dans les
créatures. Or nous disons que Dieu, en tant que ce Dieu-là, n'est
pas l'accomplissement suprême de la créature car pour autant
qu'elle est en Dieu, la moindre créature a la même richesse que
lui. S'il se trouvait qu'une mouche ait l'intelligence et pouvait
appréhender l'éternel d'où elle émane, nous dirions que Dieu,
avec tout ce qu'il est, en tant que Dieu, ne pourrait satisfaire
cette mouche. C'est pourquoi nous prions d'être libres de Dieu et
d'être saisi de cette vérité et d'en jouir éternellement là où
les anges les plus élevés, la mouche et l'âme sont un; là où je
me tenais, où je voulais ce que j'étais, et étais ce que je
voulais.
Nous
disons donc que l'homme doit être aussi pauvre en volonté que
lorsqu'il n'était pas. C'est ainsi qu'étant libre de tout vouloir,
cet homme est vraiment pauvre. Pauvre en second lieu est celui qui ne
sait rien. Nous avons souvent dit que l'homme devrait vivre comme
s'il ne vivait ni pour lui-même, ni pour la vérité, ni pour Dieu.
Nous allons maintenant encore plus loin en disant que l'homme doit
vivre de telle façon qu'il ne sache d'aucune manière qu'il ne vit
ni pour lui-même, ni pour la vérité, ni pour Dieu. Bien plus, il
doit être à tel point libre de tout savoir qu'il ne sache ni ne
ressente que Dieu vit en lui. Mieux encore, il doit être totalement
dégagé de toute connaissance qui pourrait encore surgir en lui.
Lorsque l'homme se tenait encore dans l'être éternel de Dieu, rien
d'autre ne vivait en lui que lui-même.
Nous
disons donc que l'homme doit être aussi libre de tout son propre
savoir, qu'il l'était lorsqu'il n'était pas et qu'il laisse Dieu
opérer selon son vouloir en en demeurant libre. Tout ce qui découle
de Dieu a pour fin une pure activité. Mais l'activité propre à
l'homme est d'aimer et de connaître. Or la question se pose de
savoir en quoi consiste essentiellement la béatitude.
Certains
maîtres disent qu'elle réside dans la connaissance, d'autres dans
l'amour. D'autres encore qu'elle réside dans la connaissance et
l'amour. Ces derniers parlent déjà mieux. Quant à nous, nous
disons qu'elle ne réside ni dans la connaissance ni dans l'amour. Il
y a dans l'âme quelque chose d'où découlent la connaissance et
l'amour. Ce tréfonds ne connaît ni n'aime comme les autres
puissances de l'âme. Celui qui connaît cela connaît la béatitude.
Cela n'a ni avant ni après, sans attente, et est inaccessible au
gain comme à la perte. Cette essence est libre de tout savoir que
Dieu agit en elle, mais se jouit elle-même par elle-même comme le
fait Dieu.
Nous
disons donc que l'homme doit se tenir quitte et libre de Dieu, sans
aucune connaissance, ni expérience que Dieu agit en lui et c'est
ainsi seulement que la véritable pauvreté peut éclore en l'homme.
Certains
maîtres disent: Dieu est un être, être raisonnable qui connaît
toute chose. Or nous disons: Dieu n'est ni être ni être
raisonnable, et il ne connaît ni ceci, ni cela. Dieu est libre de
toute chose et c'est pourquoi il est l'essence de toute chose. Le
véritable pauvre en esprit doit être pauvre de tout son propre
savoir, de sorte qu'il ne sache absolument rien d'aucune chose, ni de
Dieu ni de la créature, ni de lui-même. Libre de tout désir de
connaître les œuvres de Dieu; de cette façon seulement, l'homme
peut être pauvre de son propre savoir.
En
troisième lieu, est pauvre l'homme qui ne possède rien. Nombreux
sont ceux qui ont dit que la perfection résidait dans le fait de ne
rien posséder de matériel, et cela est vrai en un sens, mais je
l'entends tout autrement.
Nous
avons dit précédemment qu'un homme pauvre ne cherche même pas à
accomplir la volonté de Dieu, mais qu'il vit libre de sa propre
volonté et de celle de Dieu, tel qu'il était lorsqu'il n'était
pas. De cette pauvreté nous déclarons qu'elle est la plus haute.
Nous
avons dit en second lieu que l'homme pauvre ne sait rien de
l'activité de Dieu en lui. Libre du savoir et de la connaissance,
autant que Dieu est libre de toute chose, telle est la pauvreté la
plus pure. Mais la troisième pauvreté dont nous voulons parler
maintenant est la plus intime et la plus profonde: celle de l'homme
qui n'a rien. Soyez toute écoute! Nous avons dit souvent, et de
grands maîtres l'ont dit aussi, que l'homme doit être dégagé de
toute chose, de toute œuvre, tant extérieure qu'intérieure, de
telle sorte qu'il soit le lieu même où Dieu se trouve et puisse
opérer. Mais à présent, nous allons au-delà. Si l'homme est libre
de toute chose, de lui-même, et même de Dieu, mais qu'il lui reste
encore un lieu où Dieu puisse agir, aussi longtemps qu'il en est
ainsi, l'homme n'est pas encore pauvre de la pauvreté la plus
essentielle. Dieu ne tend pas vers un lieu en l'homme où il puisse
opérer.
La
véritable pauvreté en esprit c'est que l'homme doit être tellement
libéré de Dieu et de toutes ses œuvres que, Dieu voulant agir en
l'âme, devrait être lui-même le lieu de son opération. Et cela il
le fait volontiers car, lorsque Dieu trouve un homme aussi pauvre,
Dieu accomplit sa propre œuvre et l'homme vit ainsi Dieu en lui,
Dieu étant le lieu propre de ses opérations. Dans cette pauvreté,
l'homme retrouve l'être éternel qu'il a été, qu'il est maintenant
et qu'il sera de toute éternité.
Saint
Paul dit: «Tout ce que je suis, je le suis par la grâce de Dieu.»
Or, notre discours semble transcender la grâce, l'être, la
connaissance, la volonté, et tout désir. Comment donc comprendre la
parole de saint Paul? On répondra que la parole de saint Paul est
vraie. Il fallait qu'il soit habité par la grâce; c'est elle qui
opéra pour que ce qui était potentiel devint actuel. Lorsque la
grâce prit fin, Paul demeura ce qu'il était.
Nous
disons donc que l'homme doit être si pauvre qu'il ne soit, ni ne
possède en lui aucun lieu où Dieu puisse opérer. Tant qu'il
conserve une localisation quelle qu'elle soit, il garde une
distinction. C'est pourquoi je prie Dieu d'être libre de dieu car
mon être essentiel est au-delà de Dieu en tant que Dieu des
créatures.
Dans
cette divinité où l'Être est au-delà de Dieu, et au-delà de la
différenciation, là, j'étais moi-même, je me voulais moi-même,
je me connaissais moi-même, pour créer l'homme que je suis. Ainsi
je suis cause de moi-même selon mon essence, qui est éternelle, et
non selon mon devenir qui est temporel. C'est pourquoi je suis non-né
et par là je suis au-delà de la mort. Selon mon être non-né, j'ai
été éternellement, je suis maintenant et demeurerai éternellement.
Ce que je suis selon ma naissance mourra et s'anéantira de par son
aspect temporel. Mais dans ma naissance éternelle, toutes les choses
naissent et je suis cause de moi-même et de toutes choses. Si je
l'avais voulu, ni moi-même ni aucune chose ne serait, et si je
n'étais pas, Dieu ne serait pas non plus. Que Dieu soit Dieu, je
suis la cause; si je n'étais pas, Dieu ne serait pas. Mais il n'est
pas nécessaire de comprendre cela.
Un
grand maître a dit que sa percée est plus noble que son émanation,
et cela est vrai. Lorsque j'émanais de Dieu, toutes les choses
dirent: Dieu est. Mais cela ne peut me combler car par là je me
reconnaîtrais créature. Au contraire, dans la percée, je suis
libéré de ma volonté propre, de celle de Dieu, et de toutes ses
expressions, de Dieu même. Je suis au-delà de toutes les créatures
et ne suis ni créature, ni Dieu. Je suis bien plus. Je suis ce que
j'étais, ce que je demeurerai maintenant et à jamais. Là je suis
pris d'une envolée qui me porte au-delà de tous les anges. Dans
cette envolée, je reçois une telle richesse que Dieu ne peut me
suffire selon tout ce qu'il est en tant que Dieu et avec toutes ses
œuvres divines. En effet, l'évidence que je reçois dans cette
percée, c'est que Dieu et moi sommes un. Là je suis ce que j'étais.
Je ne crois ni ne décrois, étant la cause immuable qui fait se
mouvoir toute chose. Alors Dieu ne trouve plus de place en l'homme.
L'homme dans cette pauvreté retrouve ce qu'il a été éternellement
et ce qu'il demeurera à jamais.
Ici
Dieu et l'esprit sont un et c'est là la pauvreté la plus
essentielle que l'on puisse contempler. Que celui qui ne comprend pas
ce discours reste libre en son cœur, car aussi longtemps que l'homme
n'est pas semblable à cette vérité, il ne peut pas la comprendre,
car c'est une vérité immédiate et sans voile, jaillie directement
du cœur de Dieu. Que Dieu nous vienne en aide pour la vivre
éternellement. Amen.
(Sermon
52, selon la numérotation de Josef Quint dans Die
deutschen Werke)