mercredi 14 décembre 2022

Ma peau de bête (5)

 
J’ai vécu de longues années dans ce territoire. Il est vaste, d’un bras de la rivière à l’autre, jusqu’à la mer, cette étendue sans fin d’eau qui se lève, se soulève et retombe en fracas.
Bien que les deux pattes y passent et même pour certains y restent la journée, c’est notre domaine.
C’est cela que je vais, maintenant, vous raconter : l’histoire de ma deuxième vie. Celle que j’ai choisi, même si au début on ne m’a pas laissé le choix, et même si pour finir… Enfin, la fin, c’est pour après, chaque chose en son temps.

Je n’étais pas seul contrairement à ce que j’avais cru.
La première rencontre a été difficile, ils étaient cinq, hargneux, occupés à dévorer une carcasse. Je n’ai pas insisté, je ne faisais pas le poids.
Je l’ai vu de loin. C’était une fille, je l’ai reconnue à l’odeur, un peu comme celle de ma mère. Elle m’a laissé approcher, d’autant que je montrais toutes les marques de soumission. Nous nous sommes reniflés, comme le veut les bonnes manières.
« Alors, te voilà, abandonné petit ? Ils t’ont largué sous le pont, c’est là qu’ils viennent vous laisser à la tombée du jour ou juste avant son arrivée… »
Je n’ai rien répondu, puisqu’elle savait.

C’est elle qui m’a initié à cette contrée. Elle m’a expliqué les règles, là où je pouvais trouver à manger. Elle connaissait tous les bons plans et bien qu’elle n’ait jamais rejoint une des bandes vivant à l’Oasis (c’est ainsi qu’elle nommait notre domaine), elle était respectée, et avait ses entrées partout.
Oui, elle m’a tout enseigné, la vie quoi.

J’ai appris à fuir les deux pattes. Cela s’est fait naturellement, me manquer seulement la technique. La vieille, c’est son nom, m’a montré se cacher dans la journée bien tapis dans les broussailles, les creux, les coins inaccessibles.
Nous les observions, de loin, silencieux, donnant l’alerte à la moindre approche. Je suis devenu un champion du camouflage.
Ce n’est pas que j’avais de la rancune, ou que j’étais attaché aux souvenirs de ma première vie, non j’étais, comme disait La vieille, entré dans la connaissance de la réalité du monde des deux pattes : trahison, abandon, faiblesse, colère, dépression, arrogance, indifférence, peur.
Je n’ai pas de mépris en disant cela, c’est seulement une réalité de faits, comme le jour se lève après la nuit, et que celle-ci vient après le jour.





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