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jeudi 26 janvier 2023

Ma peau de bête (14)

 
Ce soir là, il n’y avait toujours pas de cadavres sur le bord de la route. Cela faisait plusieurs jours que la pénurie durait, il fallait se résigner à aller à l’enclos.
Quand je les ai vus, c’était trop tard, ils étaient si nombreux, armés de la branche qui crache. Les coups retentirent dans toute la vallée.
Dans ce vacarme de la tuerie, le feu est entré en moi, la nature toute entière en un long gémissement sans fin.

Le soleil finit de disparaître à l’horizon
Le silence, le seul, l’unique
Et de toute la vallée de la rivière St Etienne
D’un seul corps un hurlement s’élève au ciel.

Pas une plainte, un avertissement
Ils sont toujours là
Ils seront toujours là
Tant qu’il y aura des humains au cœur endurci.


Épilogue

Cette barbarie a-t-elle eu lieu ?
Il en était question, trop de chiens errants sur le site de la décharge, et nombreux étaient ceux qui disaient qu’il n’y a pas d’autre solution, même ceux de la protection animale, que si c’était fait « proprement » !
Que chacun en pense ce qu’il veut, ce qu’il peut, moi, je n’ai fait que vous raconter l’histoire de ma vie de chien. Et voici la suite, une petite suite, petite parce que je suis trop triste !

Je ne suis pas mort, Ficelle non plus. Je veux que nous prenions la fuite, elle ne veut pas. Elle dit que cela ne sert à rien, qu’ici c'est une île, elle le sait elle est venue avec ses maîtres en avion. Elle dit que où que nous aillions il y aura toujours des problèmes, qu’il n’y a plus d’espaces libres, ni de quoi se nourrir. Elles parlent des deux pattes qui sont venues un soir, qu’il faut tenter de les retrouver elles sont sûrement différentes.
Un soir les deux pattes sont revenues. Je l'ai vue ma Ficelle aller vers elles avec les petits, je ne fais plus rien, ni les retenir, ni les rejoindre, je ne suis plus de ce monde. Ils sont montés dans la voiture, adieu ! Tout en moi se meurt.

Adieu ma ficelle



Il est parti, seul, remontant la rivière Saint Étienne, peut-être est-ce lui qu'à rencontrer Victor... Peut-être...

Ji Aime Art
Alexandre François Desportes


vendredi 20 janvier 2023

Ma peau de bête (13)

J’ai interdit à Ficelle de se rendre dans l’enclos.
Elle refusait d’entendre ce que je disais. Pour elle, impossible que les deux pattes se conduisent ainsi.
-  Il y a des lois, je le sais, des lois que les deux pattes ont décidés pour nous protéger.
- De quoi parles-tu ma pauvre Ficelle ? Nous protéger ! 

Pour la première fois, nous nous sommes disputés. Je suis revenu la chercher au bord de la rivière. Elle pleure, tournant la tête vers moi :
« Comment vivre en ce monde ? Je ne peux pas vivre dans ce monde ! Se méfier, fuir, se terrer dans notre différence. »


Je ne comprends pas de quoi elle veut parler.
Comment peut-elle parler ainsi de notre vie ici ?


Elle continue déchirée, déchirante :
« Je les ai connus, ils étaient doux, attentifs… »
Elle parle des deux pattes, elle parle de nos relations avec ces fils du diable !
Voir avec effroi, qu’elle n’a jamais été heureuse au point où je l’étais, que toujours au fond d’elle, elle était en attente d’une chose qui n’existe pas pour moi. J’avais cru à une renaissance, elle avait seulement tiré la porte. Derrière tout était resté en état.
Un froid profond m’a envahi.
Je n’ai rien dit, nous sommes rentrés au gîte, les petits attendaient.


Je me sentais à la fois très proche d’elle, plus que je ne l’avais jamais été, et en même temps si seul, loin de tout.
Elle s’occupe des petits avec autant d’attention que d’habitude.
Le souvenir des mes premiers compagnons, les grands chiens noirs et de la femme qui les sortait dans les champs de canne m’est revenu.
Tout est là… mais bien fini, aucune émotion, ce temps là est bien mort. Aucune branche, impossible de m’accrocher pour me rapprocher de la détresse de ma Ficelle, je n’attends plus rien des deux pattes. Pas même des ennemis, seulement des êtres à part, deux mondes même pas parallèles qui se côtoient pour notre malheur. Les fuir, coûte que coûte.


A partir de ce jour, s’en fut vraiment fini de l’harmonie. L’inquiétude, la peur trônaient, tyranniques, obsédantes, destructrices.



jeudi 19 janvier 2023

Ma peau de bête (12)

 
Ce soir, avant que le soleil ne franchisse la rivière, je quitte ma petite famille, je veux être le premier sur les bons coups.

Elles sont deux, des deux pattes, à scruter les fourrés, à observer les alentours. Tapi dans les fourrés, à mon tour je les observe. Elles vont, viennent, descendant d’une voiture, y remontant pour faire une courte distance. Elles parlent, fort, avec beaucoup d’excitation. Elles semblent déçues, comme si elles attendaient quelque chose qui ne vient pas.
Soudain Le Gaston traverse la route juste devant la voiture. Le véhicule pille, elles surgissent en criant : « En voilà un, en voilà un ». Bien sur, elles n’ont que le temps de l’apercevoir, le Gaston a déjà disparu.
Je les suis jusqu’à l’Enclos, elles se sont engagées sur le chemin qui finit en impasse devant la clôture.
« Ça pue ! C’est une horreur ! », dit l’une d’elle. L’autre scrute le haut du mont Joie. Qu’attendent-elles donc ?
Personne ne viendra à cette heure, et aucun passage ne leurs permettra d’accéder à l’Enclos de ce coté ci.
Tout à coup, elles sont à nouveau en état d’excitation : « En voilà, regarde ! »
En file indienne, comme à l’accoutumée, la bande de l’enclos, passe à l’inspection les alentours avant de descendre dans la fosse du jour en quête de leur repas quotidien.
« Trois, quatre, dix, quinze…
Il y en a plus, regarde là-bas ! »
« C’est pour ceux là qu’il faut s’inquiéter… »

S’inquiéter ? De quoi, pour quoi ? Elles sont reparties, sans que je comprenne, le pourquoi, le comment.
Je reste à regarder les copains descendre, remonter, combien sont-ils ? Beaucoup, beaucoup…

« Beaucoup trop ! » Je sursaute. Je n’ai pas vu venir Gaston.
- Pourquoi trop ?
- Ça va faire du vilain. Souviens-toi, la Vieille, elle racontait que là-haut les problèmes ont commencé quand ils ont été trop nombreux. »

« L’endroit était un vrai paradis, nous y étions si heureux. Cela s’est su. Au début, il en est venu quelques uns en ordre dispersé, puis chaque jour plus nombreux. Certains ont attaqué le bétail vivant, et là l’enfer a commencé : les pièges, puis le fusil, le fusil, et le poison. Ils ne nous ont plus laissés en paix. Tout ce qui arrivait qui ne leur convenait pas nous était reproché.
Des bruits ont couru que des bandes avaient attaqué des deux pattes. Le bruit chez eux fait toujours vérité.
Nous avions beau fuir, nous terrer plus loin, au creux des profondes ravines, la rumeur a été plus forte que notre discrétion. J’ai choisi de partir. »
C’est ce qu’elle avait raconté et Gaston a raison, c’est beaucoup trop.
Alors, là j'ai commencé à entendre le bruit dans la tête des deux pattes …





mercredi 18 janvier 2023

Ma peau de bête (11)

 
La Vieille est morte.
Depuis quelque temps, elle était fatiguée, le corps ne faisait plus d’effort.
Elle n’a pas fait ses adieux, pas même à moi, son adoption, elle s’est éloignée, elle voulait être seule pour faire le dernier pas qui est le premier, comme elle disait. Durant plusieurs jours nous l’avons cherchée. Ce n’est que lorsque nous avons trouvé sa dépouille toute ouverte aux vers, que nous avons admis qu’elle nous avait quittée. Avec elle, partait…

Je ne devrais pas dire cela. Pour elle, la vie, et la mort, c’était un tout. Il n’y avait aucune tragédie, là dedans. Elle disait qu’il fallait mourir, pour que quelque chose de nouveau puisse voir le jour. Elle disait que si l’on mourrait chaque jour à ses attachements, à ses peurs, la mort physique n’était qu’un point de détail. Alors, j’ai tourné le dos, à ce qui bientôt ne serait plus.

Pour autant, quelque chose me poursuit depuis qu’elle est partie, comme un sentiment d’insécurité, comme un pressentiment. Les choses ne tournent plus avec la même harmonie.
Le vent, il y a ce vent puissant, qui ne nous quitte plus, il ne cesse même pas la nuit comme à l’ordinaire. Le froid pénètre les ravines. Il pleut souvent, ça aussi ce n’est pas de coutume, nous sommes en hivers, la saison sèche.
Est-ce suffisant pour expliquer cette atmosphère tendue ? Je pense que non, sans pouvoir dire pourquoi.
Ficelle va bien, elle allaite les petits qui sont nés depuis le départ de la Vieille. Ils sont gras, joyeux, aucune raison de se faire du souci.





mardi 17 janvier 2023

Ma peau de bête (10)

 

J’en reviens à Ficelle, car il n’y avait plus qu’elle. Attachement ou amour, j’en avais rien à faire, je vivais à bras le corps ce qui me la rendait si précieuse. Ce n’était pas de l’obsession, car le flot qui animait tout ça coulait joyeusement, comme la rivière qui jamais ne cesse.

Ainsi nous sommes devenues amis, puis amants, et un jour parents. Les petits grandissaient, et finissaient par s’éloigner. Devenue mère, Ficelle avait renoncé à son projet de rejoindre le monde des deux pattes. J’étais comblé.

La vie en harmonie ne peut se raconter. Vu de l’extérieur, il ne se passe rien, c’est d’une banalité morose, personne n’en voudrait. Mais de l’intérieur, c’est une extase qui se renouvelle sans cesse, un flot d’amour qui coule sans heurt, un état indescriptible, en vérité. 
On ne sait pas comment on y est entré, mais je sais que j’en suis sorti.






lundi 16 janvier 2023

Ma peau de bête (9)

 
Ficelle, c’est ainsi qu’elle a dit s’appeler, fatiguée, affamée, a accepté de faire une halte sur notre territoire.
Je ne l’ai plus quittée, lui donnant les meilleurs morceaux, veillant sur elle nuit et jour. Il y avait fort à faire car Ficelle n’avait pas la connaissance du monde des deux pattes. Elle nourrissait tout un tas d’illusions à leur propos. Elle était vraiment convaincue de s’être perdue, elle ne pouvait imaginer avoir été abandonnée. Elle s’inquiétait pour ses maîtres, qui disait-elle, devaient la chercher.
Elle disait qu’elle retournerait vers le monde des deux pattes pour les retrouver.

Parfois, elle s’isolait, triste et pensive.
Je m’approchais, doucement je posais ma tête sur ses longues jambes. Elle soupirait alors, et tournait vers moi, un regard qui en disait long sur ses sombres pensées. Alors je redoublais de gentilles attentions, et elle revenait oubliant pour un moment son fol espoir.

La vieille disait qu’elle souffrait de l’attachement.
Elle avait sa théorie sur la question.
Nous étions, disait-elle, sortis des bois, des steppes, d’un tas d’endroits magnifiques de beauté et de liberté.
Nous avions, il y a fort longtemps, laissé la terre de nos ancêtres, renoncé à notre autonomie pour un regard, une main qui était venue caresser. Il y avait eu, de part le monde, de véritables et belles histoires d’amour entre les deux pattes et nous. Suffisamment d’histoires pour que la graine d’une nouvelle espèce soit.
Avec le temps, nous sommes devenus ce que nous sommes aujourd’hui, des chiens.
« Nous sommes, expliquait-elle, devenus tellement dépendants des deux pattes que l’amour est devenu attachement. On nous dit fidèles, le plus fidèle des compagnons de l’homme. En fait, nous avons perdu toute dignité, rendus incapables de nous nourrir, devant attendre le bon vouloir de ces maîtres, pour sortir, faire nos besoins, pour toutes les activités qui font notre vie.
Même quand ils pensent bien nous traiter, ils ne voient pas qu’ils nous font éternels enfants, nous voici dénaturés.
Et puis, ces abandons, ces maltraitances. Combien de nos compagnons passent leur existence, attachés au bout d’une corde, combien meurent sous les coups, de bâton ? On m’a raconté qu’il en est qui se servent de nous comme appas vivant pour la pêche au requin.
Ce qui les rendait beaux, uniques, c’était l’amour, la rencontre. Nous avons cru que c’était leurs propres qualités, il n’en est rien.
Ils auraient pu être transformés par la flamme de l’amour, il n’en a rien été. La peur est toujours là, au plus profond, elle s’est habillée de certitudes, de croyances, d’arrogances.
Le jeu de l’évolution, des circonstances, leurs a donné un cerveau d’une grande capacité, la pensée, le raisonnement… Ils ont développé des outils, des techniques, mais au fond ils sont restés les mêmes.
Ils sont angoissés par tout, la vie, la mort.
Ils saisissent les choses sous un angle restreint, une idée de ce qu’ils croient être : des individus, séparés du monde qui les a fait naître, supérieurs à toute autre forme de vie.
Pour leur profit, ils exploitent à l’aide de leurs techniques, le minéral, le végétal, l’animal.
Ils ont raison de penser qu’ils ne font plus parti de cette dimension nourricière, par leurs agissements ils n’en font plus parti, presque plus, et bientôt plus du tout. Ce sera, alors, la fin de cette engeance.
Mais pour le moment, ils sont puissants, puissamment armés et méchants. Ils peuvent nous faire beaucoup de mal, mais le plus dangereux pour nous, ce n’est pas ce qu’ils nous infligent, c’est la maladie de l’attachement.
Celle là nous lamine de l’intérieur, nous rendant impuissants et ignorants. Nous ne devons plus avoir besoin d’eux.
Ainsi, l’amour reviendra, s’il n’est pas trop tard, il est le seul à pouvoir, ouvrir leurs cœurs et leurs cerveaux à l’intelligence.
Ne croyez pas en la supériorité que leurs outils et leurs connaissances semblent leurs donner !
Ils fonctionnent comme des ordinateurs, par accumulation de savoirs. Cela n’est pas intelligence.
Regardez, le monde qu’ils ont crée ! Est-ce là, un monde intelligent, beau, vrai ? Cela les rend t’il heureux ? Les voyez-vous heureux, libres, confiants ? »
Quand elle était partie dans ce genre de discussion, il était impossible de l’arrêter La vieille. Elle voulait être sûre de s’être fait comprendre.
En vérité, personne ne comprenait vraiment. Nous savions seulement que les deux pattes et nous c’était deux mondes différents et que pour notre sauvegarde il valait mieux nous tenir à distance.






lundi 19 décembre 2022

Ma peau de bête (8)

 
Un jour je me suis aventuré bien avant la tombée de la nuit, vers la route d’en haut, celle qui fait tant de bruit, près des jambes du pont.
J’étais dissimulé dans le fossé, assez loin de mes habitudes. J’avais pisté jusque là, un rat, et j’avais plongé dans le fossé qui jadis m’avait reçu pour la fin de ma première vie, en entendant un deux pattes arriver. J’attendais que le calme soit revenu, lorsque je l’ai vue arriver.

Elle venait de la route d’en haut. Malgré son état pitoyable de maigreur, elle était belle. Sa robe beige avait des reflets chauds, ses longues jambes sur lesquelles elle chaloupait m’ont donné le vertige. Quand elle fut plus près, j’ai vu ses yeux dorés et là j’ai fini de succomber.
Je l’ai appelé doucement, histoire de ne pas l’effrayer. Mais elle n’était pas farouche, elle est venue vers moi, tranquille. Elle parlait avec un drôle d’accent, un langage rigolo avec des mots qui semblaient là juste pour faire joli.

Elle m’a demandé s’il y avait dans le coin quelques maisons, et si je pouvais lui en recommander une où les habitants pourraient l’accueillir.
Elle m’a expliqué qu’elle s’était perdue dans la forêt, je ne savais même pas ce qu’était une forêt.
Elle m’a raconté les arbres, si nombreux, si proches. Elle m’a parlé des odeurs si particulières en cet endroit, des sentes qui partent dans tous les sens. Elle y avait été avec ses maîtres, et s’y était perdue. Plusieurs semaines durant, elle les avait cherché, se nourrissant de quelques rats et souriceaux fréquentant l’endroit.
Elle avait eu soif, faim, avait renoncé à sa quête, ou tout du moins avait décidé de trouver une demeure pour y trouver de l’aide. Elle disait porter en son corps une puce qui permettrait de retrouver ses maîtres. Je lui fis remarqué que des puces j’en possédais des centaines et que jamais cela ne m’avait permis de trouver de bons deux pattes.
Elle se mit à rire, encore plus belle. Je ne comprenais rien à son histoire de puce, unique, précieuse. J’étais tellement ému, de plus en plus, que je ne pouvais articuler deux mots intelligemment.
Alors je l’ai conduite jusqu’à La vieille, qui n’a pas manqué de me faire remarquer que de partir avant la tombée du jour ça manquait de clarté.

Ce n’était pas mon jour, question intelligence. Mais pas d’importance, j’avais la conviction que ce jour là était vraiment particulier, qu’il marquerait ma vie, ma vie de chien, d’une manière décisive.
Il n’y avait rien de raisonnable en cela, c’était comme le flot impétueux de la rivière après les fortes pluies, pas moyen d’y résister.




samedi 17 décembre 2022

Ma peau de bête (7)

 
Comme je le disais la nuit venue nous sortions des ravines, les plus téméraires abordant la route les premiers.
C’était risqué en rapport avec notre stratégie de camouflage, il y avait encore des deux pattes qui traînaient dans les parages. Il fallait redoubler de vigilance, mais cela valait le coup, les premiers arrivés étaient les mieux servis. Ils n’avaient pas besoin d’aller jusqu’à l’Enclos.

Il y avait de quoi se restaurer là-bas, mais c’était compliqué d’y entrer. Un haut grillage fermait cet endroit, d’où l’appellation « Enclos ». Il fallait faire un grand tour par la route et passer là, où veillaient toute la nuit durant, des deux pattes dans une guitoune.
Certains d’entre nous avaient opté pour vivre dans l’Enclos, mais La vieille disait que c’était dangereux. La bande, qui vivait là-bas, devait le jour durant se mettre à l’abri sur le mont Joie, seul endroit que les deux pattes ne fréquentaient pas. Là-haut, la terre était aussi nue que leur peau, pas une ravine, pas un taillis, rien pour disparaître tranquillement.
La Vieille disait que s’ils leur en prenaient l’idée, cela ferrait du vilain. Elle avait raconter, du temps où elle avait vécu bien plus haut que le mont Joie, à la plaine, les deux pattes avec des fusils tirant sur tout ce qui bouge, le feu au bout du fusil et la mort qui survenait rapide ou lente selon la blessure.
Elle avait vécu cela La vieille, là-haut, à la plaine. Et, faisait-elle remarquer, le mont Joie prisonnier de l’Enclos, dans sa nudité absolue, un piège : « Il tient entre ses dents acérées la nourriture facilement acquise. »
Alors, bien que j’aie été souvent tenté d’aller rejoindre la bande de l’enclos, pour la commodité et aussi pour la situation, je suis resté dans les bas. C’est vrai qu’ils avaient fière allure, les copains, lorsqu’ils défilaient à la queue leu-leu au bord de leur montagne. La vieille les appelait «Les indiens ».
Souvent, elle nous parlait de ces deux pattes, pas comme les autres.
Ceux là avaient, d’après ses dires, le respect de la terre, des végétaux, des animaux, mains propres et regard clair.
Ils vivaient comme nous, à même le sol, se réunissaient la nuit venue sous le regard de la lune et des étoiles.
Ses histoires sur les indiens, je ne les aimais pas, à cause de la fin. Ils ont été massacrés par les autres deux pattes, et les survivants enfermés dans des enclos. Cela ne laissait rien présager de bon, et je me disais toujours qu’à force de raconter ces histoires, elle nous porterait la poisse.

Ainsi donc nos nuits étaient animées, on se restaurait, puis, on se rencontrait, des couples se formaient, des petits venaient au monde, et des vieux mourraient paisiblement de leur dernier souffle. Le temps passait et cela n’avait aucune importance, nous étions libres, heureux…





vendredi 16 décembre 2022

Ma peau de bête (6)

 

La plupart des deux pattes ne faisaient que passer. Ils venaient déposer toutes ces choses sur le bord de la route. Souvent, ils laissaient là des cadavres, de cabris, de cochons, des têtes de vache… Nous savions alors que le soir venu nous n’aurions pas à entrer dans l’Enclos, un festin nous attendait, livré à domicile.

D’autres deux pattes s’arrêtaient, regardaient ces tas, sans vraiment les fouiller. La vieille disait : « Regarde les, ces curieux, ils viennent voir les yeux dans les yeux leur face misérable. » Je n’ai jamais vraiment compris le sens de cette réflexion, il faut dire qu’elle en avait dans le ciboulot, La vieille ! Elle avait vécu tant de choses qu’elle en avait attrapé une certaine philosophie. Ainsi elle voyait des choses que je ne voyais pas.

D’autres deux pattes passaient dans de gros camions remplis de tout un barda. Ils allaient décharger dans l’Enclos, là où la nuit venue nous irions en cas de pénurie, chercher de quoi manger.

Et dans l’Enclos, tout le long du jour, travaillaient engins et deux pattes à entasser, ranger, recouvrir les restes que nous irions déterrer plus tard.

Nous attendions donc le soir, les allées et venues finies, pour vaquer à nos occupations. Il y avait tant à manger, que nos relations ne posaient pas de problème, suffisait de garder la bonne distance.





mercredi 14 décembre 2022

Ma peau de bête (5)

 
J’ai vécu de longues années dans ce territoire. Il est vaste, d’un bras de la rivière à l’autre, jusqu’à la mer, cette étendue sans fin d’eau qui se lève, se soulève et retombe en fracas.
Bien que les deux pattes y passent et même pour certains y restent la journée, c’est notre domaine.
C’est cela que je vais, maintenant, vous raconter : l’histoire de ma deuxième vie. Celle que j’ai choisi, même si au début on ne m’a pas laissé le choix, et même si pour finir… Enfin, la fin, c’est pour après, chaque chose en son temps.

Je n’étais pas seul contrairement à ce que j’avais cru.
La première rencontre a été difficile, ils étaient cinq, hargneux, occupés à dévorer une carcasse. Je n’ai pas insisté, je ne faisais pas le poids.
Je l’ai vu de loin. C’était une fille, je l’ai reconnue à l’odeur, un peu comme celle de ma mère. Elle m’a laissé approcher, d’autant que je montrais toutes les marques de soumission. Nous nous sommes reniflés, comme le veut les bonnes manières.
« Alors, te voilà, abandonné petit ? Ils t’ont largué sous le pont, c’est là qu’ils viennent vous laisser à la tombée du jour ou juste avant son arrivée… »
Je n’ai rien répondu, puisqu’elle savait.

C’est elle qui m’a initié à cette contrée. Elle m’a expliqué les règles, là où je pouvais trouver à manger. Elle connaissait tous les bons plans et bien qu’elle n’ait jamais rejoint une des bandes vivant à l’Oasis (c’est ainsi qu’elle nommait notre domaine), elle était respectée, et avait ses entrées partout.
Oui, elle m’a tout enseigné, la vie quoi.

J’ai appris à fuir les deux pattes. Cela s’est fait naturellement, me manquer seulement la technique. La vieille, c’est son nom, m’a montré se cacher dans la journée bien tapis dans les broussailles, les creux, les coins inaccessibles.
Nous les observions, de loin, silencieux, donnant l’alerte à la moindre approche. Je suis devenu un champion du camouflage.
Ce n’est pas que j’avais de la rancune, ou que j’étais attaché aux souvenirs de ma première vie, non j’étais, comme disait La vieille, entré dans la connaissance de la réalité du monde des deux pattes : trahison, abandon, faiblesse, colère, dépression, arrogance, indifférence, peur.
Je n’ai pas de mépris en disant cela, c’est seulement une réalité de faits, comme le jour se lève après la nuit, et que celle-ci vient après le jour.





mardi 13 décembre 2022

Ma peau de bête (4)

 
Au petit matin, je me suis réveillé. J’avais tout perdu, je n’attendais plus rien. Comme un espace qui s’ouvrait là, un grand calme, les yeux ouverts sur tout.
Et ce fut comme une nouvelle force venue avec les premiers rayons.

J’ai quitté le fossé et ses odeurs, me suis éloigné définitivement de mon jeune passé. J’ai pris la route qui passait là, et tout droit j’ai été vers l’inconnu que je ne connaissais pas.
C’était de part et d’autre de la route, de la nature sauvage, avec des taillis, des rochers et des sentes qui s’enfonçaient vers je ne sais quelle destination. Une voiture est passée, j’ai pris le maquis, et j’ai continué à avancer. Le bruit de la route d’en haut avait disparu. Les oiseaux chantaient, mais aucun coq ne rivalisait avec eux, il n’y avait donc aucune maison.
Finalement, je suis arrivé à … Une chose étrange, toute cette eau qui filait à si vive allure, et qui n’en finissait jamais de couler. Là j’ai bu. Cette eau était fraîche, douce.
Je suis longtemps resté assis là, puis couché, tout était si paisible, dedans, dehors, seul je l’étais, mais sans peur.
Le soleil a chauffé les pierres, il y en avait tant, j’en ai choisi une, bien lisse et me suis endormi.
C’est la fraîcheur qui m’a réveillé, la faim aussi, mais ce qui se passait était si surprenant, que j’ai vite oublié ces gargouillements.

Le soleil, touchait la grande eau là-bas, rouge profond, comme le sang de ce cabri abandonné dans le fossé, et lentement il s’enfonçait, disparaissait. Je comprenais, ce qu’est la nuit, que jamais j’avais vu, ni même remarqué que le soleil court dans le ciel, je découvrais que les choses ont un lien, qu’elles vont ensemble.
Cela m’a procuré une grande joie, c’était comme une ouverture, un mode vaste s’ouvrait là.
Avec la nuit la faim est revenue, alors je me suis engagé dans les taillis.


Frédéric Lamy



mercredi 7 décembre 2022

Ma peau de bête (3)

 
Le temps a passé, je pouvais à nouveau penser, mais là, je ne savais pas si je devais me réjouir ou pas. J’avais l’impression de m’en  être sortir à bon compte, suffisait d’être patient.
J’ai attendu, on viendrait bien me chercher une fois qu’on m’aurait suffisamment puni.
Le jour s’est levé, j’allais manquer la promenade du matin. Le soleil s’est fait ardent, il est passé au zénith. J’ai eu faim, puis soif. La nuit est venue.
J’ai attendu là, caché dans le fossé. Je ne pouvais pas me résoudre à quitter le coin, j’avais peur de les manquer quand on reviendrait me chercher.
C’était assez étrange d’être dans cette espérance, mais que faire d’autre ? Savais même pas qu’il est possible de vivre loin des deux pattes, et puis il me fallait retrouver mes amis de la ballade, de toute façon à ce moment là, je n’imaginais même pas que l’on puisse ne pas venir me rechercher.

Une nuit, j’ai commencé à avoir des doutes. Et si on ne venait pas ? Le doute est devenu obsédant, j’allais donc mourir ici sans les revoir, mes trois compagnons de ballade et elle, si douce. J’allais donc mourir ici, comme un chien dans ce fossé ?
Ce fut la plus longue des nuits, une de celle qui ne finit jamais, où toute certitude disparaît et les espoirs avec.
Je la voyais dans le chemin qui traverse les champs de canne, je les voyais si grands, si forts, noirs comme la nuit du fossé, j’ai même revu les mamelles de ma mère et senti leurs douces odeurs réconfortantes.
Enfin, je me suis endormi dans ce flot de souvenirs qui venaient me dire adieu, sanglotant de la tête aux pieds. Il n’y avait plus qu’une peine infinie, l’univers tout entier était là, dans ce trou béant que j’étais.



La rivière St Etienne 

mardi 6 décembre 2022

Ma peau de bête (2)

 

Les jours passaient ainsi, le lever, le coucher, et entre les deux une morne chose où je m’ennuyais. Pour passer le temps, comme on m’avait supprimé les chaussures, je tirais le linge étendu sur le fil. Non que j’imaginais qu’il était là pour moi, mais de les entendre hurler à leur retour me comblait, en un certain sens. On s’occupait de moi, j’existais.

Je n’ai jamais pensé aux conséquences, nous autres n’entendons rien à ces choses là. Je savais la trempe que je prendrais mais je ne la craignais pas. Cris et coups de savates n’étaient rien d’autre que l’accomplissement.
Alors, j’ai continué comme ça, du lever, au coucher, à tirer le linge, les chaussures qu’on oubliait.

Un jour j’ai réussi à choper des chaussures, je les ai bien arrangées. Elles n’avaient pas vraiment d’odeur, celles là, mais c’était aussi bien. Quand on est rentré et qu’on a vu mon travail, il y a eu un silence ...
Ce silence avait quelque chose d’intense, je ne connaissais pas.
Là, j’ai vraiment eu peur.
On m’a enfermé dans la cage, au fond du jardin. J’y suis resté sans manger, sans boire. Au petit matin, on n’est venu me sortir de là. Dans le coffre de la voiture je n’en menais pas large, le silence était toujours là. Le coffre s’est ouvert, on m’a jeté dehors. La voiture est repartie dans une accélération nerveuse, les pneus ont crissé, puis plus rien.

Longtemps, je suis resté terré, au fond du trou où l’on m’avait jeté. La peur me tenait là, tétanisé, aveugle, sourd. Plus rien ne parvenait jusqu’à moi, et dans le même temps tous mes sens étaient en alerte. Chose étrange que cet état là, de ce frémissement intense sans que rien ne se dise.
Cette étrangeté s’en est allée. D’un coup, les odeurs m’ont assailli. Il y avait la senteur de l’herbe que je connaissais, mais aussi toute une déclinaison de l’émanation des chaussures. J’ai flairé à droite, à gauche, il y avait là de vieux tissus, des objets sans nom pour moi, et peut-être bien pour personne vu l’état dans lequel ils étaient. Il y avait le parfum d’un cadavre de cabri bien avancé… Il y avait trop d’effluves pour que je puisse toutes les reconnaître.
L’ouïe m’est revenue peu après, petit à petit. Tout près c’était le silence, pas ce silence de mort qui m’avait accompagné depuis la veille au soir, non, un silence tranquille, presque paisible. Puis sont arrivés jusqu’à moi les bruits plus éloignés, un rat dans le talus, de l’eau s’écoulant sur des roches, plus loin encore des voitures roulant à vive allure, cela venait d’en haut.
J’ai levé la tête, au dessus il y avait une route, qui est devenue de plus en plus bruyante, je retrouvais mes sensations elles m’envahissaient dans un vacarme assourdissant.

lundi 5 décembre 2022

Ma peau de bête (1)

 
L’histoire que je vais vous raconter, qui est la mienne, ce n’est pas une histoire gaie, mais c’est l’histoire de ma vie, ma vie de chien.
Tout a commencé…
En fait je ne me souviens pas des caresses de ma mère, ni du lait que j’ai du boire à ses tétines. Cela a du commencer comme ça, forcément, si non je ne serais pas là à vous raconter. Peut être que ça n’a pas duré assez longtemps, peut être qu’on m’a retiré trop tôt de ses chaudes mamelles.

Le premier souvenir, c’est une grande case, il y avait des deux pattes. On s’est occupé de moi, on m’a porté, j’en faisais qu’à ma tête. On me trouvait mignon, j’en profitais. Non pas que j’avais le fond mauvais, comme on a dit plus tard, mais je ne savais pas m’arrêter, je ne trouvais pas mes marques, je ne savais pas qui j’étais, ni vraiment ce que je devais faire.
J’ai dormi dans la maison. Rien ne m’était interdit, du lit au canapé j’ai profité de cette grande liberté. Puis on a trouvé ça gênant, elles ont voulu mettre de l’ordre dans le désordre que je laissais derrière moi. On m’a enfermé dans la cuisine le soir venu, je pleurais doucement, puis très fort. J’ai dormi dehors, et là, c’était pire que tout : le noir, les bruits, les odeurs, c’était terrible.
Enfin, j’ai cessé de pleurer.
J’étais souvent seul.
J’ai commencé par tirer les chaussures, ces drôles de choses avec cette odeur si particulière, puis je les ai mordillées. Là, j’ai pris des coups.
Il n’y a qu’une chose sympa, dont je me souvienne.

Elle passait le chemin, avec trois de mes congénères, grands, tous noirs, un poil frisé, un poil ras et un poil long. Je les ai, longtemps, regardés de loin. Ils partaient dans les champs de canne, revenaient par le même chemin. Tout petit que j’étais, ils m’impressionnaient, ces trois gaillards. Elle criait Pilou, Moustique, Noiraud ! Ils allaient et venaient, tantôt revenant vers elle, tantôt s’éloignant. Des fois, je l’entendais les houspiller, mais aussi elle leurs parlait d’une façon qui me réchauffait le cœur. Quand elle leurs disait : « Mes bons chiens », il y avait là quelque chose de particulier, un peu comme si elle avait su parler notre langue.
Ce n’était pas toujours elle qui allait sur le chemin, lui, il était plus fort mais aussi plein de douceur. A se demander si ceux là, étaient vraiment des deux pattes.

Enfin, un jour, j’ai osé une approche, les bons chiens m’ont vu, et devant leurs cavalcades, je me suis enfui. C’est ainsi que petit à petit je suis allé vers eux, fuyant à leur approche, y retournant dès qu’ils tournaient le pas. C’était un jeu qui m’amusait beaucoup.
Ce jeu a pris fin lorsqu’ils ont réussi à m’encercler. Je n’en menais pas large, ils m’ont reniflé, bousculé un peu, puis se sont désintéressé. Alors je les ai suivis.
C’était facile, la cour de la grande case n’était jamais fermée, j’en sortais comme je voulais. Je les suivais, courais devant, réclamais une caresse qu’on me donnait de bon gré, puis je rentrais chez moi. Chez Moi ? Ce n’est pas approprié, mais je rentrais.

Au début je me suis contenté de ces sorties, au lever, au coucher du soleil. Mais très vite m’est venu le désir de rentrer avec eux, dans l’autre maison. Elle me renvoyait, me ramenait, me tirait. Malgré tous mes efforts je ne suis jamais parvenu à passer le portail, et cette maison là était bien fermée.