lundi 16 janvier 2023

Ma peau de bête (9)

 
Ficelle, c’est ainsi qu’elle a dit s’appeler, fatiguée, affamée, a accepté de faire une halte sur notre territoire.
Je ne l’ai plus quittée, lui donnant les meilleurs morceaux, veillant sur elle nuit et jour. Il y avait fort à faire car Ficelle n’avait pas la connaissance du monde des deux pattes. Elle nourrissait tout un tas d’illusions à leur propos. Elle était vraiment convaincue de s’être perdue, elle ne pouvait imaginer avoir été abandonnée. Elle s’inquiétait pour ses maîtres, qui disait-elle, devaient la chercher.
Elle disait qu’elle retournerait vers le monde des deux pattes pour les retrouver.

Parfois, elle s’isolait, triste et pensive.
Je m’approchais, doucement je posais ma tête sur ses longues jambes. Elle soupirait alors, et tournait vers moi, un regard qui en disait long sur ses sombres pensées. Alors je redoublais de gentilles attentions, et elle revenait oubliant pour un moment son fol espoir.

La vieille disait qu’elle souffrait de l’attachement.
Elle avait sa théorie sur la question.
Nous étions, disait-elle, sortis des bois, des steppes, d’un tas d’endroits magnifiques de beauté et de liberté.
Nous avions, il y a fort longtemps, laissé la terre de nos ancêtres, renoncé à notre autonomie pour un regard, une main qui était venue caresser. Il y avait eu, de part le monde, de véritables et belles histoires d’amour entre les deux pattes et nous. Suffisamment d’histoires pour que la graine d’une nouvelle espèce soit.
Avec le temps, nous sommes devenus ce que nous sommes aujourd’hui, des chiens.
« Nous sommes, expliquait-elle, devenus tellement dépendants des deux pattes que l’amour est devenu attachement. On nous dit fidèles, le plus fidèle des compagnons de l’homme. En fait, nous avons perdu toute dignité, rendus incapables de nous nourrir, devant attendre le bon vouloir de ces maîtres, pour sortir, faire nos besoins, pour toutes les activités qui font notre vie.
Même quand ils pensent bien nous traiter, ils ne voient pas qu’ils nous font éternels enfants, nous voici dénaturés.
Et puis, ces abandons, ces maltraitances. Combien de nos compagnons passent leur existence, attachés au bout d’une corde, combien meurent sous les coups, de bâton ? On m’a raconté qu’il en est qui se servent de nous comme appas vivant pour la pêche au requin.
Ce qui les rendait beaux, uniques, c’était l’amour, la rencontre. Nous avons cru que c’était leurs propres qualités, il n’en est rien.
Ils auraient pu être transformés par la flamme de l’amour, il n’en a rien été. La peur est toujours là, au plus profond, elle s’est habillée de certitudes, de croyances, d’arrogances.
Le jeu de l’évolution, des circonstances, leurs a donné un cerveau d’une grande capacité, la pensée, le raisonnement… Ils ont développé des outils, des techniques, mais au fond ils sont restés les mêmes.
Ils sont angoissés par tout, la vie, la mort.
Ils saisissent les choses sous un angle restreint, une idée de ce qu’ils croient être : des individus, séparés du monde qui les a fait naître, supérieurs à toute autre forme de vie.
Pour leur profit, ils exploitent à l’aide de leurs techniques, le minéral, le végétal, l’animal.
Ils ont raison de penser qu’ils ne font plus parti de cette dimension nourricière, par leurs agissements ils n’en font plus parti, presque plus, et bientôt plus du tout. Ce sera, alors, la fin de cette engeance.
Mais pour le moment, ils sont puissants, puissamment armés et méchants. Ils peuvent nous faire beaucoup de mal, mais le plus dangereux pour nous, ce n’est pas ce qu’ils nous infligent, c’est la maladie de l’attachement.
Celle là nous lamine de l’intérieur, nous rendant impuissants et ignorants. Nous ne devons plus avoir besoin d’eux.
Ainsi, l’amour reviendra, s’il n’est pas trop tard, il est le seul à pouvoir, ouvrir leurs cœurs et leurs cerveaux à l’intelligence.
Ne croyez pas en la supériorité que leurs outils et leurs connaissances semblent leurs donner !
Ils fonctionnent comme des ordinateurs, par accumulation de savoirs. Cela n’est pas intelligence.
Regardez, le monde qu’ils ont crée ! Est-ce là, un monde intelligent, beau, vrai ? Cela les rend t’il heureux ? Les voyez-vous heureux, libres, confiants ? »
Quand elle était partie dans ce genre de discussion, il était impossible de l’arrêter La vieille. Elle voulait être sûre de s’être fait comprendre.
En vérité, personne ne comprenait vraiment. Nous savions seulement que les deux pattes et nous c’était deux mondes différents et que pour notre sauvegarde il valait mieux nous tenir à distance.






3 commentaires:

  1. "La société n’aimait les chiens que tenus par la bride…"

    Le chien rouge - Philippe Ségur
    https://deredandemala.blogspot.com/2023/01/le-chien-rouge.html#more

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