Ficelle,
c’est ainsi qu’elle a dit s’appeler, fatiguée, affamée, a
accepté de faire une halte sur notre territoire.
Je
ne l’ai plus quittée, lui donnant les meilleurs morceaux, veillant
sur elle nuit et jour. Il y avait fort à faire car Ficelle n’avait
pas la connaissance du monde des deux pattes. Elle nourrissait tout
un tas d’illusions à leur propos. Elle était vraiment convaincue
de s’être perdue, elle ne pouvait imaginer avoir été abandonnée.
Elle s’inquiétait pour ses maîtres, qui disait-elle, devaient la
chercher.
Elle
disait qu’elle retournerait vers le monde des deux pattes pour les
retrouver.
Parfois,
elle s’isolait, triste et pensive.
Je
m’approchais, doucement je posais ma tête sur ses longues jambes.
Elle soupirait alors, et tournait vers moi, un regard qui en disait
long sur ses sombres pensées. Alors je redoublais de gentilles
attentions, et elle revenait oubliant pour un moment son fol espoir.
La
vieille disait qu’elle souffrait de l’attachement.
Elle
avait sa théorie sur la question.
Nous
étions, disait-elle, sortis des bois, des steppes, d’un tas
d’endroits magnifiques de beauté et de liberté.
Nous
avions, il y a fort longtemps, laissé la terre de nos ancêtres,
renoncé à notre autonomie pour un regard, une main qui était venue
caresser. Il y avait eu, de part le monde, de véritables et belles
histoires d’amour entre les deux pattes et nous. Suffisamment
d’histoires pour que la graine d’une nouvelle espèce soit.
Avec
le temps, nous sommes devenus ce que nous sommes aujourd’hui, des
chiens.
« Nous
sommes, expliquait-elle, devenus tellement dépendants des deux
pattes que l’amour est devenu attachement. On nous dit fidèles, le
plus fidèle des compagnons de l’homme. En fait, nous avons perdu
toute dignité, rendus incapables de nous nourrir, devant attendre le
bon vouloir de ces maîtres, pour sortir, faire nos besoins, pour
toutes les activités qui font notre vie.
Même
quand ils pensent bien nous traiter, ils ne voient pas qu’ils nous
font éternels enfants, nous voici dénaturés.
Et
puis, ces abandons, ces maltraitances. Combien de nos compagnons
passent leur existence, attachés au bout d’une corde, combien
meurent sous les coups, de bâton ? On m’a raconté qu’il en
est qui se servent de nous comme appas vivant pour la pêche au
requin.
Ce
qui les rendait beaux, uniques, c’était l’amour, la rencontre.
Nous avons cru que c’était leurs propres qualités, il n’en est
rien.
Ils
auraient pu être transformés par la flamme de l’amour, il n’en
a rien été. La peur est toujours là, au plus profond, elle s’est
habillée de certitudes, de croyances, d’arrogances.
Le
jeu de l’évolution, des circonstances, leurs a donné un cerveau
d’une grande capacité, la pensée, le raisonnement… Ils ont
développé des outils, des techniques, mais au fond ils sont restés
les mêmes.
Ils
sont angoissés par tout, la vie, la mort.
Ils
saisissent les choses sous un angle restreint, une idée de ce qu’ils
croient être : des individus, séparés du monde qui les a fait
naître, supérieurs à toute autre forme de vie.
Pour
leur profit, ils exploitent à l’aide de leurs techniques, le
minéral, le végétal, l’animal.
Ils
ont raison de penser qu’ils ne font plus parti de cette dimension
nourricière, par leurs agissements ils n’en font plus parti,
presque plus, et bientôt plus du tout. Ce sera, alors, la fin de
cette engeance.
Mais
pour le moment, ils sont puissants, puissamment armés et méchants.
Ils peuvent nous faire beaucoup de mal, mais le plus dangereux pour
nous, ce n’est pas ce qu’ils nous infligent, c’est la maladie
de l’attachement.
Celle
là nous lamine de l’intérieur, nous rendant impuissants et
ignorants. Nous ne devons plus avoir besoin d’eux.
Ainsi,
l’amour reviendra, s’il n’est pas trop tard, il est le seul à
pouvoir, ouvrir leurs cœurs et leurs cerveaux à l’intelligence.
Ne
croyez pas en la supériorité que leurs outils et leurs
connaissances semblent leurs donner !
Ils
fonctionnent comme des ordinateurs, par accumulation de savoirs. Cela
n’est pas intelligence.
Regardez,
le monde qu’ils ont crée ! Est-ce là, un monde intelligent,
beau, vrai ? Cela les rend t’il heureux ? Les voyez-vous
heureux, libres, confiants ? »
Quand
elle était partie dans ce genre de discussion, il était impossible
de l’arrêter La vieille. Elle voulait être sûre de s’être
fait comprendre.
En
vérité, personne ne comprenait vraiment. Nous savions seulement que
les deux pattes et nous c’était deux mondes différents et que
pour notre sauvegarde il valait mieux nous tenir à distance.
Je l'aime bien cette vieille !!!
RépondreSupprimer"La société n’aimait les chiens que tenus par la bride…"
RépondreSupprimerLe chien rouge - Philippe Ségur
https://deredandemala.blogspot.com/2023/01/le-chien-rouge.html#more
Excellent !
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