L'homme
préside la table, c'est le chef de la famille ici rassemblée et
encore quelques fidèles et dévoués amis.
Sous
la varangue cette belle assemblée prend des rafraîchissements
accompagnés de pâtés créoles et autres amuses gueules. Les
enfants vêtus de blancs courent autour des bassins d'eau,
plongent sous les jets, se mouillent un peu mais cela sèche
vite, le soleil est de retour et il fait très chaud. Dans la villa,
dans une salle tendue d'écrans, des adolescents vertualisent
avec passion, tous héros de guerres, coureurs émérites, et autres
champions. Cela se tue, cela se sauve, cela gagne ou perd des vies.
Dans un coin, l'un d'eux, un grand escogriffe au visage émacié, au
regard noir et vif, regarde les infos qui passent en boucle. Un
cyclone est passé sur l'île, il a causé des dégâts bien
sûr, mais cela fait 10 jours maintenant et pourtant un grand nombre de
personnes sont encore sans eau, sans électricité, sans téléphone,
sans internet. Le journaliste évoque les grandes difficultés pour
rétablir les connexions dont tout dépend.
Soucieux
le jeune homme, appelons-le Victor, se rend sous la varangue,
s'approche de l'homme et l'interroge : « Mon oncle, je ne
comprends pas, pourquoi tous ces gens sans électricité, nous avons
tout, nous, ici. ». Éclats de rire, la naïveté l'amuse
toujours beaucoup, et Victor est incurable.
Victor
s'éloigne, il vient de comprendre...
Il
est sorti de la villa, il a traversé ce parc magnifique où il aime
marcher à la tombée du jour. Une armée d'employés de la mairie
s'est affairée à tout remettre en ordre, plus rien ne parle du
passage du cyclone. Le gardien, à l'entrée sud, lui a demandé où
il va, d'un air décidé il a répondu : « Voir l'étendu
des dégâts ». Un
moment d'hésitation et le gardien fait manœuvrer le lourd portail, après tout il n'a reçu de
consignes que pour empêcher d'entrer.
La
route qu'il emprunte est dégagée, plus loin il fait signe à une
voiture et le voici parti en direction des hauts.
Cela
fait des heures qu'il marche seul, des arbres déracinés, des
branches vrillées, des poteaux arrachés, couchés, ici les employés
de l'oncle ne sont pas passés.
Cela
fait des heures qu'il écoute le vacarme en lui. Des idées, rien que des
idées ! "Je me suis laissé leurrer par leurs belles pensées !
C'est vrai, je les aime ces belles pensées, et puis je pouvais faire un tri, entre les
bonnes et les mauvaises, les larges et les rétrécis, les
intelligentes et les autres... Ainsi, il m'a pris pour un con !"
Vrai,
il se sent profondément bafoué, méprisé... Mais ce n'est qu'une
idée !
Il
stoppe net sa marche « Ce n'est qu'une idée ! » Cet
oncle si rassurant, avec sa voix forte de discours, sa gestuelle
orchestrée, il le voit maintenant. Toutes ces années cet homme l'a moukaté, s'opposant à lui de toute sa morale, dans son habit de grand seigneur, de maître absolu détenant la vérité. Un sanglot
monte et dans sa gorge un resserrement, il croit étouffer et puis non,
c'est passé.
Il
s'est assis à l'ombre d'un cryptoméria pendant un long moment, le
discours mental s'est tu, toutes les voix écrasées, il est là, cela pense
au-delà de lui.
F.Lamy - Bejisa